Quelles politiques foncières pour le logement dans l’agglomération franco-valdo-genevoise ?

Quelles politiques foncières pour le logement dans l’agglomération franco-valdo-genevoise ?

L’agglomération transfrontalière de Genève souffre d’un déficit de logements récurrent depuis des décennies, et le foncier a clairement été reconnu par les acteurs professionnels locaux comme l’une des conditions essentielles de la résolution de cette situation de pénurie. Le caractère transfrontalier de ce territoire d’étude présente en outre un double intérêt. D’une part, les trois systèmes politico-administratifs en présence constituent un panel de situations relativement diversifiées, et la complexité de la situation – une agglomération, 220 communes mais 3 Etats – a poussé certains des acteurs en présence à considérer cette entité comme un laboratoire d’expérimentations, du point de vue des méthodes de travail, des concertations mises en place, comme des recherches régulièrement conduites en parallèle aux démarches plus opérationnelles. Les travaux conduits concluent sur les quelques points clés susceptibles d’introduire le foncier dans les processus de production urbaine et dans ses interrelations avec les autres domaines qui conditionnent la faisabilité des opérations : la coordination fine avec les autres politiques publiques concernées, le réglage des temporalités pertinentes des différentes étapes, et l’intégration dans une même réflexion systémique liant foncier, projet urbain et équipement des terrains, dans une réflexion de faisabilité financière.

For decades the trans-frontier conurbation of Geneva has suffered from a recurring housing shortage, and the supply of land has been clearly recognized by local professionals as one of the main factors in a resolution of this problem. The cross-boundary nature of the study area presents a dual interest. On the one hand, the three existing political and administrative systems constitute a relatively diverse range of situations and the complexity of the context — one conurbation, 220 communes, but three states (France, Canton Geneva and Canton Vaud) has led some stakeholders to consider it as a laboratory for experiments in terms of working methods with consultations and research conducted in parallel with the application of different operational approaches. The work discussed concludes by noting some key points that could help integrate land supply into the processes of urban production and with other factors that affect feasibility; its careful coordination with other relevant public policies; the establishment of time frames relevant to different stages of implementation and an approach that connects land policies, urban planning and infrastructure provision within a framework resulting in financial feasibility.

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Texte intégral

1 Genève – ville porte des Alpes – n’est pas à proprement parler en position de maintien de son « identité montagnarde », mais elle est néanmoins confrontée de manière frontale à la problématique foncière. L’agglomération transfrontalière souffre en effet d’un déficit de logements récurrent depuis des décennies, et le foncier a clairement été reconnu par les acteurs professionnels locaux comme l’une des conditions essentielles de la résolution de cette situation de pénurie.

2 Le caractère transfrontalier de ce territoire d’étude présente en outre un double intérêt.D’une part, les trois systèmes politico-administratifs en présence constituent un panel de situations relativement diversifiées : entre le très libéral vaudois, et le très interventionniste français se situe le très hybride genevois. Et de manière plus indirecte, la complexité de la situation – une agglomération, 220 communes mais 3 Etats – a poussé certains des acteurs en présence à se représenter cette entité comme un laboratoire d’expérimentations, du point de vue des méthodes de travail, des concertations mises en place, comme des recherches régulièrement conduites en parallèle aux démarches plus opérationnelles.

Figure 1. Le site de l’agglomération transfrontalière

Source : Projet d’agglomération

3 Cet article est issu de trois travaux successifs : les deux premiers sur les processus de production des logements – en particulier les blocages et les leviers pressentis (Tranda-Pittion, 2008 ; Tranda-Pittion, Decleve, Marchand,2009) – et le troisieme sur la question fonciere (Prelaz-Droux, Maunoir, Tranda-Pittion, 2009). Le contexte spécifique de l’agglomération constitue le cadre de la réflexion et sera explicité dans la première partie de l’article. L’insertion de la question foncière dans les processus de production urbains sera développée dans un second temps. Puis quelques enseignements seront tirés de la confrontation des politiques foncières des trois systèmes français, vaudois et genevois.

Le territoire

4 Le périmètre de l’agglomération – telle que politiquement constituée autour de son « Projet d’agglomération » – comprend désormais environ 800 000 habitants et 400 000 emplois, inégalement répartis : 60% de la population et 75% des emplois sont situés dans le canton de Genève. Le centre est ainsi clairement genevois, la « périphérie » française et vaudoise, et l’ensemble très attractif à l’échelle internationale. Ce territoire correspond au bassin de vie des habitants, au territoire du quotidien, repérable par la mobilité domicile / travail trans-cantonale et trans-frontalière.

Figure 2. La croissance démographique du périurbain

Source : Projet d’agglomération

5 Aujourd’hui, ce territoire d’agglomération fonctionne sur la base de ses fortes spécialisations résidentielles et économiques. Le centre (les 250 km 2 du canton de Genève) concentre les emplois, en raison de conditions cadres favorables – en particulier la fiscalité et le droit du travail au dire des acteurs – renforcées par la notoriété de Genève.

Figure 3. La concentration des emplois au centre

Source : Projet d’agglomération

6 Mais ce centre ne parvient pas à offrir de logements en quantité suffisante, ou alors dans des segments de marché ne correspondant pas à la demande. Les segments supérieurs sont en effet surreprésentés dans l’offre (SchüsslerThalmann, 2005), au contraire des logements intermédiaires ou aidés. Cette situation a induit depuis plusieurs décennies une exportation de la fonction résidentielle à l’échelle du vaste territoire de l’agglomération (2000 km 2 ), voire au-delà.

Figure 4. La localisation des travailleurs frontaliers

Source : Projet d’agglomération

7 Or ces territoires ruraux et périurbains n’ont pas maîtrisé l’offre résidentielle, ce qui a induit un phénomène marqué d’étalement urbain. Et aujourd’hui, cette spécialisation des territoires induit une forte mobilité quotidienne entre domicile et lieu de travail, en grande partie supportée par le trafic individuel motorisé en raison de la faible densité des territoires périphériques.

Figure 5. Les flux à la frontière

Source : Projet d’agglomération

8 La pénurie à Genève est due à une conjonction d’intérêts multiples, mais allant tous dans le sens d’un non développement de l’habitat et/ou de l’urbanisation. Les protagonistes réalisent en effet – de manière non formalisée – une alliance objective entre intérêts contradictoires. Les prix étant très élevés et en croissance continue – y compris ces dernières années qui ne laissent apercevoir aucun signe de stagnation dans le canton – les propriétaires et les promoteurs ne prennent aucun risque (ni à la construction, ni à la vente, ni à la location) ; les protecteurs de la zone agricole et ceux des milieux naturels sont satisfaits de l’absence d’extension de l’urbanisation ; et la population (déjà résidente) ne souhaite pas de voisins supplémentaires et s’oppose régulièrement à tout projet de densification (y compris via ses élus locaux).

9 L’absence de maîtrise en périphérie est à mettre en relation avec la fragmentation institutionnelle de territoires le plus souvent ruraux à l’origine, même si cette situation est en forte évolution par la présence en France d’un syndicat mixte regroupant les communautés de communes, et d’une association intercommunale dans le canton de Vaud (nommée « région »). Ces collectivités, souvent de petite taille et de culture rurale ou périurbaine, disposent de moyens techniques faibles en comparaison avec Genève : les équipes sont petites et disposent pour la plupart de compétences plus opérationnelles que stratégiques. Vient s’ajouter à cela une tendance des collectivités françaises à profiter de « l’effet d’aubaine » de la proximité genevoise, matérialisé par la rétrocession des fonds frontaliers (part des impôts prélevés à la source à Genève et reversée aux Conseils généraux puis aux communes dont sont originaires les travailleurs frontaliers), ce qui a plutôt encouragé la croissance résidentielle.

10 Cherchant à élaborer des réponses concertées à leurs problèmes actuels et futurs, les acteurs et principaux décideurs de l’aménagement et du développement de ce territoire se sont rassemblés à plusieurs reprises depuis la création du Comité régional franco-genevois (CRFG) en juillet 1973, pour orienter de manière concertée — voire coordonnée — l’avenir de l’agglomération franco-valdo-genevoise. En réponse à la politique fédérale des agglomérations initiée en 2001 en Suisse, ils ont souhaité bâtir un projet urbain et territorial qui intègre plusieurs thématiques de développement, dont l’urbanisation, les transports et le logement. Et c’est cet engagement franco-suisse qui a été formalisé fin 2007 par le « Projet d’agglomération franco-valdo-genevois » centré sur un accord politique pouvant se résumer schématiquement – et politiquement – en ces termes : Genève s’engage à réaliser 50% des futurs logements nécessaires à l’agglomération – ce qui est nettement plus qu’aujourd’hui et qui reviendrait à cesser l’exportation de sa pénurie – et la France voit sa demande de rééquilibrage acceptée en obtenant la promesse de recevoir au moins 30% des emplois durant la même période, y compris des emplois qualifiés – ce qui revient à renverser l’autre tendance lourde de la dynamique territoriale en cours actuellement. Au delà de la limite inhérente à ce que maîtrise – et ne maîtrise pas – la puissance publique en matière de localisation d’entreprises, cet accord a consacré la volonté politique d’une véritable inflexion de tendance.

11 Aujourd’hui, cette démarche d’agglomération connait un double approfondissement spatial et thématique, en se centrant dans un premier temps sur le développement économique et le logement, d’où a émergé la problématique du foncier. Cette question s’est en effet récemment introduite au centre du débat politique transfrontalier, en lien avec la pénurie récurrente de logements en Suisse (taux de vacance en 2008 de 0,2% à Genève et de 0,5% dans la région vaudoise voisine), ainsi que la quasi absence de politique publique helvétique dans ce domaine.

Les acteurs en présence

12 L’agglomération franco-valdo-genevoise se situe aux confins de deux pays – la France et la Suisse – et les frontières nationales étant relativement stables, il n’y aura jamais (à vues humaines) un gouvernement local unique, ni même un seul système de régulation pour l’ensemble de ce territoire du quotidien. Le morcellement politico-administratif constitue ainsi un cadre d’action spécifique et déterminant, qui a profondément marqué – et continuera à le faire – son développement.

Côté français, l’Etat déconcentré, la Région Rhône-Alpes, les deux départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, une association de 10 structures intercommunales constituée en syndicat mixte depuis janvier 2010 (l’ARC – Association régionale de coopération des collectivités du Genevois) et un nombre important de communes interagissent dans la gestion territoriale.

Côté suisse, la République et canton de Genève (échelon étatique) jouxte le district de Nyon (intercommunalité intitulée « région » dans le canton de Vaud – autre Etat de la même Confédération), chacun fonctionnant selon ses propres règles. Les compétences administratives et les pouvoirs attribués aux différents niveaux institutionnels diffèrent en effet profondément d’un canton à l’autre, comme dans toute structure fédérale : les compétences en urbanisme (aménagement du territoire selon la terminologie helvétique) sont essentiellement cantonales à Genève, alors que l’autonomie communale caractérise la constitution du canton de Vaud et s’applique ainsi à la région de Nyon.

Le marché actuel du logement dans l’agglomération

13 Les accords bilatéraux signés entre l’Union européenne et la Confédération suisse ont renforcé le phénomène d’intégration de l’agglomération en cours depuis longtemps, ce qui a induit une mutation forte et rapide du marché immobilier et foncier, induisant des impacts sociaux non négligeables :

Les prix de l’immobilier (neuf et ancien) décroissent proportionnellement à l’éloignement du centre, mais sont globalement très élevés : calculés de manière comparable par l’INSEE, le prix de vente de l’ancien à Genève s’élève à 3600 €/m², contre 2100 €/m² en zone frontalière proche (montant jusqu’à 2300 €/m² dans le Pays de Gex) ;

L’évolution des prix tend à atténuer les différences, avec des augmentations nettement plus fortes dans la périphérie française : + 70% de 2000 à 2004 à Annemasse ou + 60% à Gex (impact immédiat des bilatérales), contre + 28% en ville de Genève et + 16% dans les autres communes du canton pendant la même période (chiffres 2007).

14 Le marché actuel du logement – pour partie transfrontalier (pour ceux qui ont le choix) et pour partie national (pour les autres) – ne répond pas à la demande de manière satisfaisante : la pénurie récurrente et le niveau des prix posent problème à une partie non négligeable de la population, voire des entreprises. Et le moteur de la dynamique est le canton de Genève. C’est lui – à la fois de taille très petite et dans une situation récurrente de pénurie – qui entraîne l’ensemble : une forte attractivité induisant une forte demande matérialisée par un double phénomène de concentration / desserrement qui s’étend depuis longtemps au delà des frontières. Et à l’interne de ce moteur genevois, la situation tend à s’aggraver : les besoins en logements (tous types confondus) croissent plus rapidement que la construction, ce qui fait que le déficit s’accroit, et les nouveaux logements aidés ne compensent pas ceux qui sortent du système de subventionnement limité dans le temps (sous la barre des 10% aujourd’hui contre 14% du parc en 1996).

La production des logements dans les trois systèmes

15 Le constat de pénurie renvoie directement à la question du dysfonctionnement la production des logements : pourquoi en effet les acteurs locaux ne parviennent-ils pas à répondre à la demande, sachant que le problème local n’est pas le manque de moyens ? Et en quoi le foncier est-il – ou non – l’une des causes du problème ? Comment intervient-il dans le processus qui articule dans la durée acteurs et outils selon un déroulement organisé de manière anticipée et constamment réajusté par ses « chefs de projet » (Tranda-Pittion, 2009) ?

16 Ce « processus » a été analysé comme une chaîne d’acteurs et d’actions globalement plus ou moins efficiente selon la qualité de chacun de ses éléments et de son organisation globale. Cette organisation a été considérée à l’interne (acteurs et outils) et avec l’extérieur (dans ses interdépendances avec son environnement), dans une dynamique constante de réadaptation aux évolutions de son contexte.

17 Les hypothèses sur le foncier se sont alors exprimés de manière suivante. La maîtrise foncière directe ou indirecte constitue l’un des éléments déterminants de la production de logements, dans la mesure où elle intervient au départ du processus et permet ou bloque ainsi son démarrage, et qu’elle conditionne souvent la faisabilité financière de l’ensemble de l’opération. Or cette question n’est aujourd’hui pas suffisamment intégrée dans les politiques publiques des collectivités, et en tout cas pas – ou très rarement – de manière cohérente avec les projets d’urbanisme et de développement local. Ces manques d’articulation entres les éléments d’un même processus se produisent de manière très différente dans les trois systèmes français, vaudois et genevois, et produisent des dysfonctionnements également différents. Et la confrontation de ces trois systèmes permettra de proposer une palette de modalités d’introduction de la question foncière dans les processus de production des logements, au delà de l’achat de terrains par le public.

La filière de production de logements par le marché libre

18 Dans les trois systèmes, les opérateurs interrogés font ressortir le même emboitement de trois échelles : le contexte dans lequel s’exprime la volonté politique locale – et c’est une donnée essentielle – la zone définie par sa planification qui définit les droits à bâtir, puis le permis de construire, passage obligé pour pouvoir réaliser l’objet projeté.

19 En France, le promoteur repère un foncier disponible, et étudie la faisabilité de l’opération (règles d’urbanisme conditionnant la constructibilité, viabilités, coûts, …). Il élabore ensuite un projet (financements et architecture), prend contact avec la commune qui vérifie la compatibilité du projet avec le droit du sol et donne (ou non) le permis de construire. Le promoteur construit (avec architecte et entreprises) et vend ou loue les locaux.

20 Dans le canton de Vaud, la production de logements par le marché libre est dominée par l’économie privée qui joue un rôle prépondérant dans la production de logements. Les principales contraintes sont issues des processus d’autorisation (planification et construction) puis des oppositions et des recours, mais aucune programmation n’est imposée à l’opérateur. Le promoteur repère un foncier disponible et se renseigne (constructibilité, viabilités, …), il élabore ensuite un projet (financements et architecture), prend contact avec la commune qui vérifie la compatibilité du projet avec l’affectation et délivre (ou non) le permis de construire. Le promoteur construit (avec architecte et entreprises) et vend ou loue les locaux.

21 Dans le système genevois, une partie de la production de logements dans le marché libre est tout à fait similaire à la pratique vaudoise, mais la spécificité genevoise réside dans l’existence d’un autre système : à coté de la « zone ordinaire », il y a la « zone de développement « (définie par le Plan de zones cantonal). Et pour le foncier situé à l’intérieur de la cette dite zone de développement – et il s’agit du principal réservoir foncier du canton – les contraintes sont plus importantes, car cette disposition datant de 1957 s’applique aux vastes secteurs à l’époque stratégiques du canton. Ce dernier a rendu obligatoires certains outils lui permettant de maitriser le développement de ces secteurs : par une planification supplémentaire – plans localisé de quartier PLQ – qu’il adopte, par une proportion minimum de logements d’utilité publique (1/4 de LUP + 1/4 d’autres logements sociaux type HLM, lorsqu’il s’agit d’un déclassement de la zone agricole postérieur à 2002), par la fixation par l’Etat du prix du terrain et le contrôle du prix de vente des logements (via le plan financier des promoteurs, même privés), ainsi que du montant des loyers des LUP pendant 10 ans. Or aujourd’hui ce cadre extrêmement précis et contraignant est perçu par les acteurs rencontrés comme l’un des facteurs bloquants du système genevois.

22 Dans les trois systèmes, les démarches préalables constituent une étape essentielle en matière de foncier : l’identification d’un terrain disponible et adéquat, les premiers contacts avec le public pour récolter les informations nécessaires, le travail en parallèle sur la faisabilité financière du projet et la maîtrise du terrain, puis la vérification de la volonté politique locale sont nécessaires pour pouvoir confirmer « l’intention de faire ».

La filière de production du logement aidé (social en France, subventionné pour Vaud, d’utilité publique à Genève)

23 Cette filière présente certaines similitudes avec la précédente : les opérateurs, qu’ils soient publics ou privés, s’insèrent dans une double exigence d’urbanisme règlementaire et de rentabilité financière de l’opération. Par contre, les initiatives se diversifient (privées et publiques dans ce cas) et les contrôles par la collectivité se font plus nombreux (en particulier au niveau des prix de sortie des logements).

24 Dans le système français, c’est l’opérateur (bailleur social, promoteur, commune) qui est à l’initiative de la démarche (en supposant la question du droit du sol déjà réglée) : il acquiert directement le foncier, ou la collectivité le lui fournit (vente, bail), et l’aménageur le viabilise afin de le rendre propre à la construction. L’opérateur monte alors l’opération : financement, labels, choix de l’architecte, autorisation de construire, choix des entreprises de construction. Il réalise ensuite le(s) bâtiment(s), les espaces et équipements publics — les rétrocède à la collectivité — puis loue ou vend les locaux sur la base de prix contrôlés. Cette filière est nettement plus dépendante de la politique foncière des collectivités que la précédente, en raison des coûts élevés dans ce secteur proche de la frontière : une collectivité qui n’anticipe pas dans ce registre peine à atteindre ses objectifs de logements sociaux, mais la création récente des EPFL (Etablissements publics fonciers locaux) a simplifié la tâche des communes.

25 Dans le système vaudois, la commune constate le besoin avéré de logements subventionnés, mais l’initiative de la réalisation revient presque toujours à l’opérateur privé. Ce dernier fonctionne alors comme dans le système du marché libre, à la différence près qu’il dispose dans ce cas de « subventions » cofinancées par la commune et le canton, qui lui permettent de compenser le différentiel entre le coût de revient et le prix de sortie imposé. Aucun quota de logements subventionné n’est fixé par la puissance publique, et aucune politique foncière systématique n’existe, seules quelques communes ont volontairement mis en place ce système d’intervention sur le marché du logement.

26 Le système genevois fixe des proportions de logements HM (habitations mixtes), en coopératives, et de LUP (logements d’utilité publique) à réaliser dans toutes les zones de développement. Le promoteur, les coopératives, les fondations immobilières prennent l’initiative de la construction et élaborent un projet (de quartier / de construction) qui est soumis ensuite à l’Etat de Genève. La Direction du logement donne alors son accord sur le plan financier présenté par le promoteur puis le Conseil d’Etat octroie les cautionnements, subventions à l’exploitation, ou exonérations fiscales. Le promoteur réalise ensuite son projet immobilier. Il existe quelques initiatives dans le domaine foncier, mais quantitativement rien de suffisant pour influer la production de logements.

27 Dans les trois systèmes, les interactions entre public et opérateurs sont logiquement plus nombreuses et plus importantes que dans la filière précédente, et la question de la disponibilité du foncier est centrale, soit en raison de son prix (F), soit de sa rareté (CH).

Les dysfonctionnements du processus de production de logements

28 Le résultat en termes de quantité, qualité et localisation des logements produits n’est aujourd’hui pas satisfaisant, mais de manière différenciée selon les systèmes.

29 En France, la question se pose essentiellement en termes de qualité et durabilité des logements produits, ainsi que de canalisation de leur localisation (plus qu’en termes de quantité et de rapidité de production).

30 En Suisse, à l’inverse, la question essentielle concerne la quantité de logement à produire (actuellement nettement inférieure aux besoins), le rythme de production (actuellement inférieur aux prévisions), et le rapport entre la qualité et le prix de la production (surreprésenté dans le segment supérieur du marché). Mais la situation des deux cantons n’en est pas tout à fait au même niveau de gravité. Genève produit 1500 logements par an alors qu’il en faudrait 2500 pour stabiliser le rapport entre offre et demande, et encore plus pour rattraper le retard accumulé depuis des décennies. Dans le canton de Vaud, les problèmes sont d’une intensité légèrement moindre, mais il est nécessaire de trouver les bons moyens d’aide à la décision pour les communes — le plus souvent petites — qui sont les acteurs centraux dans ce canton, contrairement à Genève où le canton est l’acteur déterminant.

31 Au cours des échanges avec les professionnels du logement aidé et du marché libre des trois entités française, vaudoise et genevoise, le levier du foncier est apparu comme déterminant, mais sa production est dépendante des spécificités locales et connait des urgences nuancées, sachant que de plus chaque système a visiblement tendance à sous-utiliser les outils qu’il a à sa disposition.

32 Globalement Vaud et la France connaissent, alors que Genève est plutôt confrontée à un problème de rareté et doit surtout « produire » du foncier.

33 Malgré l’importance reconnue de la question foncière, chaque système ne s’est pas pleinement saisi de cette politique essentielle :

La France connaît plutôt un problème de localisation (le foncier uniquement accessible en voiture est abondant) et doit ainsi produire du foncier « bien localisé » desservi par les transports publics. Elle dispose pourtant d’une palette d’outils assez large : zone d’aménagement différé (ZAD), droit de préemption et d’expropriation dans certaines conditions, et établissement public foncier local (EPFL), mais ne les utilise depuis très récemment (création de l’EPFL 74 en 2003) et pourrait encore nettement améliorer la coordination entre ses politiques foncière et d’urbanisme ;

Le canton de Vaud connaît une situation relativement similaire : le foncier mal desservi par les transports publics est abondant. Il existe pourtant la Société vaudoise pour le logement à loyer modéré (SVLM), qui comme son nom ne l’indique pas a pour compétence essentielle d’acheter du foncier pour le revendre ensuite aux communes (et non de réaliser des logements aidés). Mais ses interventions sont quantitativement très faibles tout comme l’achat direct par les collectivités ;

Genève ne connaît pas de tradition de couplage des politiques d’aménagement et de foncier, mais dispose du droit de préemption et d’expropriation qu’elle n’utilise pratiquement pas du tout, ou exceptionnellement à titre de menace. Dans le domaine du foncier industriel, la Fondation pour les terrains industriels de Genève (FTI) joue ce rôle de portage de foncier et est reconnue par tous pour ses capacités. En matière d’habitat, la Fondation pour la promotion du logement bon marché et de l’habitat coopératif (FPLC) qui pourrait statutairement jouer un rôle équivalent pour le logement aidé à Genève ne dispose ni de commande politique, ni de moyens suffisants.

34 Dans tous les cas, la volonté politique en amont est déterminante, or elle est visiblement insuffisante malgré les évolutions récentes. La prise de conscience de l’importance de cette question reste à faire : certaines dispositions légales méritent d’être dépoussiérées (à l’image de la loi genevoise sur le remaniement foncier urbain LRFU de 1965 qui n’a jamais été appliquée), d’autres tout simplement utilisées (comme les conventions vaudoises avec les propriétaires fonciers qui pourraient également s’appliquer à Genève, ou les ZAC en France). Et pour chacun des systèmes, l’enjeu de la coordination entre les démarches de projet urbain ou de planification et les questions foncières et financières est au centre des réflexions en cours.

Le modèle vaudois

35 Puisqu’en Suisse, les mesures coercitives sont très réduites, certains cantons – comme le canton de Vaud – ont cherché à maximiser les outils de la négociation à l’amiable et de la contractualisation avec les propriétaires fonciers, sur la base des outils définis par le droit fédéral : la convention et le syndicat d’amélioration foncière.

36 En amont des processus, l’accent est mis sur la coordination entre les démarches de planification, d’équipement et foncière, en partant du principe qu’une marge de manœuvre importante réside dans ce simple fait de dépasser la tradition sectorielle de l’administration. Ensuite, deux cas de figures se présentent : soit les propriétaires privés concernés sont peu nombreux et d’accord de se lancer dans l’opération, soit la situation s’avère plus complexe, avec un grand nombre d’acteurs concernés ou la présence de propriétaires récalcitrants.

37 Dans le 1 er cas, la démarche conventionnelle est la plus adaptée. Elle consiste alors à négocier puis à signer une convention qui doit porter sur les aspects suivants du projet : corrections de limites, échanges de terrains, mode de mise à disposition de terrain pour les espaces et équipements collectifs, création / modification des servitudes, répartition des frais des équipements collectifs et définition du mode de gestion des aménagements extérieurs et répartition des frais d’entretien. La convention est réalisée sous forme de promesse sous seing privé ou sous forme authentique AVANT la mise à l’enquête publique du plan fixant le droit du sol. Le déroulement dans cet ordre est le seul moyen de disposer d’un argument convainquant vis-à-vis des propriétaires : c’est à ce moment précis du processus que sont signées les promesses de vente conditionnées par la mise en zone constructible.

38 Dans le 2 e cas, le droit fédéral permet d’instituer un Syndicat d’amélioration foncière qui fonctionne alors à la majorité des membres et des surfaces (et non à l’unanimité). Plus connu dans le monde rural qu’urbain, il s’adapte pourtant aussi aux problématiques foncières liées à la production de logements. Cecii revient pour le canton à transférer aux privés la responsabilité de réaliser le travail, tout en maintenant son contrôle, voire sa possibilité d’intervention en cas de blocage (par ex. vente du terrain d’un propriétaire récalcitrant ou création autoritaire d’un Syndicat en cas de situation bloquée).

39 Mais dans ces deux cas de figure, les investissements doivent être faits par les privés avant la possibilité de vendre leur bien avec la plus-value résultant du changement de zone et de l’équipement : ceci implique donc le recours à l’emprunt. Ce qui fait que dans les cas où le terrain est déjà constructible, voire déjà construit, la plus-value est nettement moindre, et l’utilisation de ces outils devient alors moins attractive. Il n’existe dans ce cas que deux issues : soit la valorisation attendue du quartier permet d’entrer en négociation, soit les coûts de la restructuration urbaine deviennent un facteur bloquant, et rien ne se passe.

Les enseignements de l’expérience suisse

40 L’exemple suisse présente un double intérêt : à la fois en montrant comment la négociation / le conventionnement avec le privé peut permettre de résoudre de nombreux cas simples, mais aussi en révélant son talon d’Achille. En effet, travailler avec la négociation convient bien pour la création d’une ville en extension sur un terrain agricole aux mains de propriétaires peu nombreux, mais pose problème dans la plupart des autres cas, soit en raison de la complexité du montage à mettre en place, soit parce que la plus value attendue ne permet pas de financer l’opération.

41 L’issue au premier cas de blocage consiste à diminuer le nombre de protagonistes pour espérer sortir le projet, ce qui produit essentiellement des opérations urbaines de toute petite taille (quelques immeubles sur quelques parcelles). Dans le second cas de figure, comme la rénovation urbaine, soit le public compense l’absence de plus-value, (par exemple pour assainir le terrain en cas de contamination) soit le programme ou la densité acceptée est modifié pour récupérer de la plus value, soit l’opération ne démarre pas.

42 Le levier foncier a été considéré jusqu’à présent comme la condition nécessaire au démarrage d’un processus, c’est à dire dans une perspective temporelle. Mais l’analyse de ses interactions avec les autres outils des collectivités a permis de mettre en évidence quelques enseignements plus généraux, grâce à la confrontation des modes de faire.

43 Dans l’agglomération transfrontalière, la « politique foncière » — élément déterminant de la « politique du logement » — consiste à produire du foncier disponible, c’est à dire d’abord à préciser la pertinence quantitative et qualitative de sa localisation, en lien avec le projet de territoire. Puis une fois cette vérification de cohérence faite, la démarche consiste pour les collectivités à préparer la disponibilité du foncier dans trois registres : physique en le libérant si besoin, juridique en le planifiant, et économique en décourageant la rétention foncière.

44 Mais s’arrêter là ne suffit pas à induire le démarrage du processus de production urbaine, il faut pour y parvenir également intégrer le foncier dans ses interrelations avec les autres domaines qui conditionnent la faisabilité des opérations : la coordination fine avec les autres politiques publiques concernées, le réglage des temporalités pertinentes des différentes étapes, et l’intégration dans une même réflexion systémique ( Vilmin, 2008) liant foncier, projet urbain et équipement des terrains, dans une réflexion de faisabilité financière.

45 Le résultat du processus dépend ainsi à la fois du choix de la temporalité des différentes actions – comme par exemple le moment opportun de l’intégration des propriétaires fonciers — et du maintien des marges de manœuvre le plus longtemps possible. Et ces marges de manœuvre déterminantes pour le déblocage des opérations comprennent d’abord l’échelle du projet qui délimite les péréquations possibles entre les différentes parties du programme, puis la programmation et la densité qui conditionnent les coûts et les plus-values possibles. Et c’est justement à Genève, là où la première étape est souvent l’affectation du sol définissant à la fois programme et densité avant toute connaissance de la dureté foncière, que le plus grand nombre d’opérations est bloqué.

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